vendredi 1 mai 2009

Eternal Flame





Lycée de Marcq en Baroeul, 1989, seconde 6.
Ils étaient une petite bande de trois, Benjamin, Fabien, et Nicolas.
Toujours alignés sur la même table du fond, en travaux pratiques de physique-chimie.
Toujours à zoner dans le même troquet, à la sortie du lycée.
Toujours attachés au même banc, ce banc duquel ils écoutaient, autour d'un même walkman, les Smith et Sonic Youth.
Aujourd'hui, Benjamin avait un peu la tête ailleurs.
Pendant que ses deux comparses dissertaient sur le Technique de New Order, Benjamin suivait du regard la démarche gracile de Barbara. Avec son prénom de soap américain, ses longs cheveux blond vénitien et son allure altière, elle avait les faveurs de toute la gent masculine de l'établissement.
Plusieurs fois Benjamin avait essayé de lui parler, mais il y avait toujours un garçon plus intelligent, plus drôle, plus déluré ou plus vieux pour lui passer devant. De loin, il observait le manège de Thierry, ce bellâtre stupide qui faisait rire la jolie poupée.

Un choc électrique le saisit soudain. Non, c'était impossible, ses yeux avaient dû lui jouer un tour.
Là, à l'autre bout de la cour, Barbara n'avait pas pu lui adresser un sourire tandis qu'elle feignait d'écouter la bestiasse en peau d'apollon.
Il esquissa un demi-rictus gêné, et baissa le regard sur ses lacets. Quand il releva la tête, elle avait disparu.
Le début des cours avait sonné.
Les trois acolytes se dirigèrent vers les escaliers,.
Pendant tout le cours d'histoire, Benjamin ne pouvait s'empêcher de penser au sourire angélique de l'objet de ses désirs adolescents, à la pureté de ses traits, à ses mains qui semblaient si douces et délicates, et il fallut une soudaine interrogation orale sur l'assassinat de François Ferdinand pour le ramener à ses esprits.

A la sortie, Barbara le rejoint prestement.
Il lui semblait avoir vu une apparition quand il se retourna après qu'elle lui ait touché le bras.
- Benjamin?
- Tu connais mon nom? (Mauvaise réponse! Ne pouvait-il s'empêcher de penser).
- Bien sûr que je connais ton nom, tu es le frère d'Adrien, c'est ça?
Adrien. Le grand frère parfait. Drôle, sportif, petit minet au succès plus qu'honorable, qui jouait de la guitare sur la plage les soirs d'été.
- Oui, c'est ça oui. Benjamin peinait à montrer une pointe de déception.
- Cool. Dis-moi, j'ai une copine qui est super intéressée, tu crois qu'il y aurait moyen?
- Une copine hein? Je sais pas, t'as qu'à voir ça avec lui directement, il est assez grand.
- Tu fais quelque chose là?
- Heu, non...
- Tu m'offres un café?
- Heu, oui...
Benjamin était à la fois surpris et déstabilisé. Elle lui proposait, à lui et pas à un autre, d'aller prendre un café.
S'en suivirent plusieurs semaines d'après-midi passées à la Fnac, à lire des BD, de baisers qui s'éternisaient devant les grilles du lycée.
Benjamin était alors un romantique assumé, un de ces adolescents qui économisait pour acheter un bouquet de roses à sa dulcinée. Pendant qu'elle lui faisait découvrir des auteurs, il lui faisait écouter des disques. Ils pouvaient faire tourner plusieurs fois de suite Eternal Flame sur le radio cassette, quand ils rentraient chacun de leur côté. C'était sirupeux et cliché, mais quand on a une quinzaine d'années et qu'on est amoureux, on ignore ces considérations élitistes.
Sur sa trousse en cuir rouge, elle avait écrit au blanco carpe diem et au bic un Ben entouré d'un cœur.
L'été avait brutalement mis fin à leur romance. Il lui avait écrit pendant deux mois, mais elle ne donnait pas suite, étant partie en Italie chez ses grands-parents. Elle y avait rencontré un certain Leonardo, qui s'était emparé de ses faveurs.

The Cricketer, Paris, 2009.
- Alors, hier soir ça a donné quoi?
- Je pense que je ne la reverrai pas.
- Donne-lui sa chance.
- Impossible, elle ressemble à un Picasso raté. J'ai rien pu faire.
- Rien de rien?
- Non, je suis parti comme un con je l'ai planté devant chez elle.
- Ben ça fait trois ans que tu zones à chercher la femme de ta vie, tu perds ton temps avec des filles comme ça.
- Comment t'as fait toi avec Nat?
- Ben je sais pas. On va fêter nos dix ans le mois prochain.
- Avec Mag on n'a même pas passé le cap des sept ans. On n'aurait jamais dû se marier. On était bien avant. On demandait rien à personne. Pourquoi est-ce qu'elles veulent tout le temps se marier?
- Comment va le petit?
- Super, je le récupère ce week-end.
- Merde, c'est pas ce week-end que tu vas choper!
- Détrompes-toi, les gamins c'est comme les chiens, ça marche super bien quand c'est tout petit.
- Ne me dis pas que tu te sers de lui pour appâter les filles?
- Mais non. Enfin j'alterne avec les chiens, parce que si je les sors tous en même temps, là elles flippent tu vois.
- Et la chat tu le mets où là-dedans?
- Mag l'a récupéré. A chaque fois les filles me demandaient si c'était le chat de mon ex. J'étais obligé de leur ressortir mon refrain victimisation.
- Et l'autre jour au dîner à la maison, Nathalie avait invité des copines à elle, y en avait aucune qui te plaisait? Je pensais que ça accrocherait bien avec Cynthia pourtant.
- Tu plaisantes? Son postérieur fait concurrence à l'état de l'Alaska.
- T'exagères, elle a un problème de thyroïde, c'est pas de sa faute!
- Et alors? tu crois que si j'avais une paralysie faciale les filles feraient dans le détail? Je reste en dessous de 22, c'est une règle.
- 22 ans?
- Non, 22 d'IMC. Je bosse dans les relations publiques moi, je peux pas me permettre d'être avec une fille qui ne fait pas attention à elle.
- Tu cours après une fille qui n'existe pas. Tu pourras peut-être trouver une fille jolie, intelligente et légère à la fois. Mais tu ne trouveras jamais de 90-60-90 avec 145 de QI et 20/20 en atelier Robuchon. Faut savoir où sont tes priorités. Regarde Cécile. Elle était top, super stylée, parfaite pour assortir à ton costume Smalto quand tu sortais, mais elle croyait que Fidel Castro était un chanteur de salsa.
- De toute façon Cécile n'avait aucun humour.
- Non, elle ne riait pas à tes blagues, sauf quand elle ne les comprenait pas, nuance. Et Clarika, comment elle va?
- Bien. Enfin non pas trop elle est morte.
- Ha merde, qu'est-ce qui lui est arrivé?
- Fausse route. Iceberg droit devant, la laitue ça pardonne pas.
- Je suis désolé...
- Bah c'est pas comme si je la connaissais hein.
- Ben vous êtes quand même sortis ensemble un moment.
- C'est bien ce que je dis.
- Et Camille?
- Sagittaire ascendant Taureau, c'était trop pour moi.
- Et la nana que tu vois ce soir?
- Là c'est différent, je crois que je suis amoureux.
- Ben, tu la connais depuis une semaine, vous ne vous êtes même pas encore rencontrés!
- Mais je le sens, en plus c'est une artiste.
- Musique? Ecriture?
- Scrapbooking et poésie féline.
- En gros elle découpe et colle des fleurs et des papillons dans un cahier en expliquant que les miaulements de son petit chaton sont aussi émouvants qu'un coucher de soleil sur les lacs du Connemara. C'est naze.
- Non, c'est mignon.
- Non, c'est naze.
- De toute façon tu n'as jamais rien compris à l'art.
- Tu la sautes ce soir?
- J'en sais rien, tu sais moi il me faut des sentiments.
- Oui. Surtout en 90D.
- Arrête, je suis pas comme ça.
- Non, Nico s'en souvient encore.
- C'est sa sœur qui m'a chauffé, je pouvais pas savoir qu'elle était mineure.
- Même quand tu l'as plantée au petit matin devant Bob l'Eponge?
- Bon, je vais être en retard.
- Vous aller boire un verre?
- Non je lui sors le grand jeu ce soir.
- Jules Vernes? Tour d'Argent?
- Flunch.

Benjamin abandonna sur la table un billet et les reproches de Fabien.
Qu'est-ce qu'il y pouvait si elles l'avaient désenivré de l'amour, si elles lui avaient fait perdre toutes ses illusions?
Une fois de plus il la reverrait avant de passer à autre chose.
C'était devenu son petit business, sa petite entreprise qui ne connaissait pas la crise.

Un soir, alors qu'il s'était fait un plateau télé, le téléphone sonna.
Une voix au grain chaud et légèrement voilé à l'autre bout du fil.
C'était Barbara, manifestement un peu grisée par un peu trop de Brouilly. Elle avait retrouvé son numéro. Elle n'avait pas eu besoin de chercher très longtemps, internet lui ayant offert une séance de rattrapage sur les vingt ans qui s'étaient écoulés. Elle se sentait un peu idiote, mais voulait le revoir. Ils se donnèrent rendez-vous dans un petit café, rue de Levis.

Benjamin était transporté mais pétrifié à la fois.
Peut-être le rejetterait-elle, une deuxième fois.
Peut-être n'aimerait-elle pas ce qu'il était devenu.
Pourtant, c'est un peu pour elle qu'il avait fait tout ça, qu'il était devenu plus beau, plus fort, qu'il s'était construit une armure de mots et de saillies. Que quand il avait séduit celle qui avait partagé sa vie, il avait l'impression de jamais être à la hauteur, de devoir toujours donner le change.
Et à présent qu'il était devenu celui qui donnait les bons points, mais qui avait néanmoins gardé cette insatisfaction perpétuelle ancrée en lui, il redevenait l'adolescent terrorisé de devoir adresser la parole à cette femme qui occupait de nouveau toutes ses pensées.

Une silhouette avançait dans la rue, à contre-jour.
Il distinguait de longs cheveux, une démarche élancée, un jupon qui se baladait au gré du pas de l'égérie nordique.
Elle semblait différente.
Elle fit un signe de la main. Benjamin se leva et s'apprêta à s'avancer vers elle, mais elle l'ignora complètement pour le contourner et rejoindre un jeune mâle aux Wayfarer noires. Mauvaise pioche.

Il se rendit alors compte de la présence d'une femme assez insignifiante à un table de lui.
Elle ne l'avait pas quitté du regard depuis quelques minutes. Comment avait-il ainsi pu l'éluder?
Ce regard, il l'aurait reconnu entre mille. Mais ce n'était plus la silhouette svelte et gracieuse de la jeune fille en fleur sur les oreilles de qui il plaçait un gros casque dans les allées des disquaires.
Elle se leva et se dirigea vers lui. Ses hanches étaient marquées par les années passées, et sa poitrine était celle d'une grande multipare.
Des rides microscopiques entouraient ses yeux. Sa peau était tachée de brun par endroit, par abus d'ultra-violets probablement.

Les premières minutes, ils ne trouvèrent pas grand chose à se dire.
Elle avait eu trois enfants, et avait dû arrêter ses études pour s'en occuper.
Ils avaient changé tous les deux, et après avoir résumé à tour de rôle leur vie en quelques minutes, ils ne savaient pas trop de quoi parler.
Elle remarqua à son poignet un vieux bracelet brésilien défraîchi.

- C'était celui que je t'avais offert sur la plage?
- Oui, dit-il en souriant.
- C'était un peu cliché quand même.
- Oui, on était un peu cons. C'était bien.

Elle n'avait pas beaucoup étudié. Elle n'avait plus la même fraîcheur qu'à ses vingt ans. Elle n'était plus vraiment jolie.
Il était frappé en plein cœur par la réalité de celle qui était devenu le fantasme de ses nuits sans Kim Wilde.
Banalement ordinaire, ordinairement vulgaire, dans le sens étymologique du terme.
Il ne pouvait s'empêcher d'être déçu. Elle n'était pas à la hauteur de ses attentes.

Elle prit ses affaires et partit poliment.
- J'étais contente de te revoir, ça m'a fait vraiment plaisir.
- Moi aussi. On essaie de se revoir un de ces jours? Dit-il sans vraiment de conviction.
- Oui, pourquoi pas... D'ici là bonne chance.

"Bonne chance". Bonne chance pour quoi? Bonne chance pour sa vie future? Mais elle tournait en rond sa vie, à courir après ce dont il croyait avoir besoin mais dont il n'avait pas vraiment envie.
Quelques minutes plus tard, l'index sur son oreillette il appela Fabien alors qu'il remontait la rue.

- Si j'ai bien compris, elle est devenue grosse, moche et bête?
- Mais non, elle s'est un peu laissée aller avec le temps, tu comprends, elle n'a pas eu une vie facile.
- En plus c'est une ratée.
- C'est pas une ratée, elle n'a pas eu beaucoup de chance.
- Ecoute SOS Amitié, tu vas pas la récupérer elle et ses trois mômes.
- Bah je sais pas tu vois, j'ai envie d'être avec elle.
- Fais ce qui te semble bien, mais à mon avis tu fonces dans un mur et tu appuies sur l'accélérateur.

A peine arrivé chez lui, Benjamin se connecta pour retrouver l'adresse de Barbara.
Une heure plus tard, il garait son scooter en bas de chez elle, un bouquet de fleurs dans le top case.
Elle lui ouvrit, une tête blonde dans les bras.

- En fait, j'aimerais qu'on se revoit.
- Ecoute, ma vie est un peu compliquée, et toi, tu es devenu... enfin tu es très occupé j'ai l'impression. J'ai pas le temps pour ça.
- Mais je suis sérieux. J'ai plutôt bien réussi, je peux t'offrir mieux que ça.
- Qu'en sais-tu? Tu crois que parce que j'ai deux crédits à la consommation sur le dos, trois enfants et que je n'ai plus la cour de prétendants que j'avais à vingt ans je vais te remercier d'avoir daigné me regarder? Je suis désolée Benjamin, mais on a pris deux chemins différents et moi j'ai trop de cailloux dans mes chaussures pour te rejoindre.

La porte se referma sur le spectre de sa jeunesse.

Le soir, il dîna chez Fabien et Nathalie.
- C'est pas un rateau que tu t'es pris, c'est une moissoneuse batteuse.
- Je comprends pas. Comment elle a pu me jeter comme ça?
Nathalie intervint :
- Tu n'as pas le monopole du rejet sous prétexte que tu es en position de force.
- Ouais, même les moches ont le droit d'avoir le choix.
- Je te remercie pour cette intervention pertinente.
Nathalie reprit la parole.
- Il faut savoir : est-ce que c'est le fait de la rater, ou l'échec qui te contrarie?
- Bah l'échec de l'avoir ratée...
- Si c'est ton ego qui est en jeu, tu fais fausse route, sinon...
- Sinon quoi?
- Il est encore temps de retrouver l'ado romantique que tu étais.
Ces propos laissèrent Benjamin songeur de ce qu'il était devenu.

Deux jours plus tard, Barbara recevait une page déchirée d'agenda de 1989.
Benjamin aurait pu y déposer un verbe stylé, des vers qui riment.
Mais il n'y avait griffonné que des mots très simples.
L'après-midi même, il la retrouva devant une tête de gondole à la Fnac.
Il lui posa un casque sur les oreilles. C'était les Bangles.

7 commentaires:

  1. Ouais... C'est carrement une nouvelle que tu nous a pondu la !
    C'est tres bon, comme d'hab. Une ou deux repliques qui ne "sonnent" peut etre pas super juste, la sensation de basculer dans une piece de theatre au milieu avec le dialogue fleuve, et une fin un peu precipitee seront mes seules critiques. Pour les reste, fan, toujours. Et puis j'ai encore appris un mot : multipare.
    Je m'interrogeais aussi sur "frappe en coeur" ?

    RépondreSupprimer
  2. Ouais, y a des jours je me lâche ^^
    Frappe en coeur c'était évidemment une coquille, merci me l'avoir faite remarquer :)
    Et entièrement d'accord pour les répliques qui ne sonnent pas juste, tu sens que le théâtre influence parfois l'écrit, et de façon pas toujours habile, y a encore du boulot ^^

    RépondreSupprimer
  3. Pas mal ! Je me suis bien laisée embarquée par cette histoire tout droit sortie de ton imagination. C'est bien de voir que tu es inspirée en ce moment. Pourvu que ça dure !

    RépondreSupprimer
  4. Ohlala, la faute d'orthographe que je viens de faire, j'ai honte !

    RépondreSupprimer
  5. Ce n'était qu'une simple coquille fillette, on te pardonne!
    Pour le reste, il faut rendre à César ce qui est à César : 50% d'imagination, 50% de ressemblance pas vraiment fortuite avec un personne existante ou ayant existé ^^

    RépondreSupprimer
  6. Je pensais bien qu'il y avait du vrai dans cette histoire, l'important c'est de savoir la raconter.

    RépondreSupprimer
  7. Fichtre de diantre de zut, mais c'est très très bon. Peut être ce que j'ai préféré jusque ici.

    RépondreSupprimer